Une tour pour atteindre le ciel ? Parlons-en !
Nuit des Mots et des couleurs - Mars 2014
« Toute la terre avait une même langue et des paroles semblables.
Or, en émigrant de l’Orient, les hommes avaient trouvé une vallée dans le pays de
Sennaar et s’y étaient arrêtés. Ils se dirent l’un à l’autre : « Allons, préparons des
briques et cuisons-les au feu ». Et la brique leur tint lieu de pierre et le bitume
de mortier. Ils dirent : « Allons, bâtissons-nous une ville et une tour dont le
sommet atteigne le ciel ; faisons-nous un établissement durable, pour ne pas nous
disperser sur toute la surface de la terre ».
Le Seigneur descendit sur la terre pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils
de l’homme et il dit : « Voici un peuple uni, tous ayant une même langue.
C’est ainsi, qu’ils ont pu commencer leur entreprise et dès lors, tout ce qu’ils ont projeté, leur réussirait également.
Allons, paraissons ! Et, ici même, confondons leur langage de sorte que l’un n’entende plus le langage de l’autre ».
Le Seigneur les dispersa donc de ce lieu sur toute la face de la terre, les hommes ayant renoncé à bâtir la ville.
C’est pourquoi, on la nomma Babel, parce que là , le Seigneur confondit le langage de tous les hommes, et delà l’Éternel les dispersa sur toute la face de la terre ». (Genèse XI, 1 à 9)
À première vue, ce texte nous présente l’action d’un D-ieu jaloux de ses prérogatives qui vient disperser les hommes sur la surface de la terre pour les empêcher de s’unir et de construire cette tour.
Or, cette lecture, bien qu’elle soit classique, pose une multitude de questions sur le « caractère » de l’Être suprême, sur ses intentions, sur la valeur symbolique de l’union, sur l’intention de ces hommes.
Pour mieux comprendre ce texte, prenons un peu de recul, avant de revenir ensuite, en analyser certains détails révélateurs.
Procédons par étape pour construire notre lecture de ce texte.
1 – Le sens de la dispersion et de l’occupation de l’espace ?
La dispersion semble présentée comme négative. Il faut lutter contre ce risque. Et, finalement, elle apparaît comme la sanction.
Or, est-ce la modalité qui est négative ou bien l’intention même ?
Or, dans le début du texte de la Genèse, elle fait partie de la bénédiction divine.
Verset 28 du 1er Chapitre : « D-ieu les bénit en leur disant : Croissez et multipliez ! Remplissez la terre ».
Cette même bénédiction est reprise en direction de Noé et de ses fils, au sortir de l’Arche (Genèse IX, 1).
C’est donc que cette diffusion de l’espèce humaine a bien une dimension positive, non comprise par les hommes de la Tour de Babel, puisqu’ils font exactement le contraire, en se réunissant dans une même vallée et en exprimant leur peur de la dispersion.
Ils auraient pu remplir l’espace en restant unis, ils l’ont occupé par la dispersion.
2 – La lecture symbolique de leur action ?
À bien y regarder, le texte nous donne des indices sur le sens profond de leur action :
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Le terme utilisé pour indiquer leur marche « en émigrant de l’Orient » est Mikédem. Or, l’Orient est justement le lieu de création de l’homme. En s’éloignant de l’Est, ils s’éloignent de leur lieu d’origine, donc, selon le Midrach, de leur création.
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De même, ils vont utiliser des briques à la place de pierres. Or, la pierre se dit Even qui est une contraction de Av, le père et ben, le fils. Le fondement de la construction, c’est la transmission de père en fils. Or, la brique se dit Levéna. On a gardé le radical ben qui signifie fils et construction, mais on a retiré le Aleph qui désigne D-ieu parce que c’est le Un absolu de l’Univers.
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Ils veulent se donner un nom. Or, le chapitre précédent, le Chapitre X, énumère justement la généalogie des familles descendantes de Noé. Ils veulent un nom qui ne soit pas donné par les parents, donc par D-ieu, Père Suprême, mais un nom qu’ils se donneront eux-mêmes, sans filiation, sans dette morale ou spirituelle, vis-à -vis de qui que ce soit : homme ou D-ieu !
3 – La conséquence : c’est la déshumanisation
Le problème de cette démarche, c’est qu’elle les déshumanise. Ils ont bien « une même langue et des paroles semblables », c’est le titre du chapitre et l’énoncé de la problématique. Mais, c’est la perte de la diversité. Seule, la langue morte, parce qu’elle n’évolue plus, peut figer le sens établi. La langue vivante est, par nature, en perpétuelle évolution, transformation, donc, source d’incompréhension.
Mais, c’est cela qui permet le dialogue. L’existence de deux langues différentes qui se rencontrent, qui se confrontent parce qu’elles ne disent pas exactement la même chose. Chacune est portée par un humain différent de l’autre.
Dans le cas contraire, on a des paroles qui, parce qu’elles sont uniques (A’hadim), sont en quelque sorte « A’houdim », fermées sans place pour le quiproquo ou pour la créativité.
Le Midrach nous raconte que dans l’univers de la Tour de Babel, la brique a plus de valeur que l’humain, car lui est interchangeable
(Pirkei de Rabbi Eliézer XXIV).
4 – Les deux dimensions relationnelles
Or, les deux dimensions relationnelles, verticales et horizontales, sont liées. C’est par l’expérience de l’altérité avec D-ieu que je comprends l’importance de la différence entre les humains. La « dispersion », synonyme de diversité est une bénédiction.
Or, celle-ci devait se faire par la multiplication naturelle. Mais, les hommes ont refusé cette modalité.
C’est par cette rencontre de l’autre homme que je fais l’expérience de la transcendance. Car, l’autre est toujours différent de ce que je crois. Il existe au-delà de son apparence, au-delà de l’être qu’il donne à voir et à entendre. Il ne se résume pas à son être en relation.
C’est ce qui me permet d’appréhender D-ieu au-delà de son être au monde, au-delà du texte, au-delà des miracles, dans le non perceptible.
En me coupant de D-ieu, je me coupe des autres hommes et en me fondant dans l’uniformisation, je dégrade ma relation au divin.
Je crois que l’autre se réduit à ce que j’en perçois.
En provoquant la dispersion, par la confusion des langues, D-ieu réamorce la dynamique de la rencontre ; il enrichit la relation inter-individuelle au lieu de l’appauvrir. Il redonne à l’individu, une dimension pleinement humaine.
Cela ne veut pas dire, bien au contraire, que l’homme est cantonné sur terre et qu’il n’a pas de relation avec le ciel.
Mais, cette modalité sera présentée plus loin dans le texte par l’image de l’échelle du rêve de Jacob.
« Une échelle était dressée sur la terre, son sommet atteignait le ciel, et des messagers divins montaient et descendaient le long de cette échelle » (Genèse XXVIII, 12). Le symbole est, cette fois-ci, relationnel et pas belliqueux comme pour la Tour.
Tout en sachant la place de chacun.
D-ieu avait envisagé la différenciation par la multiplication d’êtres différents, car ayant chacun un nom et bientôt, des langues différentes, car enrichies par des vécus différents. C’est par cette expérience de l’altérité et de la transcendance que l’homme sort des paroles semblables pour s’enrichir de l’autre sans prendre le pouvoir sur l’autre, car il m’échappe toujours.
Je ne peux le connaître pleinement et, du coup, je comprends ma différence par la sienne et son au-delà de l’être.
Ce faisant, j’évite de sombrer dans l’idolâtrie de D-ieu qui pourrait me faire croire que je peux tout savoir de lui.
Cette dispersion est nécessaire à la prise de conscience de l’altérité.
En perdant la relation verticale, en se coupant de D-ieu, donc de l’expérience de la transcendance, il se coupe de la vraie rencontre avec l’autre homme, celle qui s’amorce dans l’altérité et se poursuit dans la transcendance de l’autre homme. D-ieu, en dispersant les hommes, leur donne la possibilité de se reconstruire dans la richesse de la diversité.
