A la recherche des raisons des commandements
Préface au livre « Penser les lois alimentaires » du Rabbin Jacky Milewski
dans la collection « L’âme de la Loi », 2013 éditions Biblieurope/FSJU.
La recherche des « Taamei Hamitsvot » est une démarche perçue le plus souvent, comme
dangereuse.
De fait, on se fonde généralement sur un texte talmudique (Sanhédrin 21b) pour l’interdire.
Cependant, ce concept trop rapidement traduit par « raisons des commandements »
demande à être explicité et mieux compris pour légitimer une approche indispensable Ã
notre époque, admirablement illustrée par les volumes de la collection « L’âme de la Loi »
rédigés par le Rabbin Jacky Milewski.
Pour mieux en comprendre l’enjeu, reprenons l’étude du passage en question et distinguons le bon grain de l’ivraie.
« Rabbi Its’hak a dit : Pourquoi les raisons (des commandements) de la Tora n’ont-elles pas été révélées ?
C’est que dans deux cas où les raisons ont été révélées, un homme de grande valeur a buté contre elles.
Il est écrit, en effet : « Il (le roi) ne doit pas avoir beaucoup de femmes (de crainte que son cœur ne s’égare) » (Deutéronome XVII, 17) ; Salomon se dit : « Moi, j’en aurai beaucoup, sans me laisser égarer », or un autre passage nous dit : « C’est au temps de sa vieillesse que les femmes de Salomon entraînèrent son cœur (vers l’idolâtrie) » (I Rois XI, 4).
Il est écrit aussi : « Et il (le roi) ne doit pas avoir beaucoup de chevaux (et ne pas ramener le peuple en Egypte) » (Deutéronome XVII, 16) ; Salomon se dit : « J’en aurai beaucoup, sans pour autant faire retourner (le peuple en Egypte) » ; or, il est écrit ailleurs :
« Tout attelage montant d’Egypte revenait à six cents pièces d’argent… » (I Rois X, 29) ».
Dans ce texte, comme le fait remarquer le Ma’archa, les « raisons » invoquées pour les interdictions sont elles-mêmes des interdictions. S’il ne faut pas multiplier les épouses (outre mesure), c’est parce qu’elles risquent d’entraîner le roi vers l’idolâtrie.
Ce qui est une interdiction en soi. Il faut préciser qu’il s’agit, ici, dans le cas d’un roi, de mariages stratégiques, destinés le plus souvent à obtenir la paix avec le peuple voisin. La raison n’est donc pas une simple explication ou une simple justification du commandement. D’ailleurs, le Méïri fait observer qu’il y a d’autres commandements qui s’appuient sur des explications énoncées dans le texte biblique, comme par exemple, les mentions de la Création du Monde en six jours pour le Chabbat ou la Sortie d’Egypte pour la Soucca.
Mais, dans ces derniers cas, la raison est antérieure à l’accomplissement du commandement et ne risque donc pas d’intervenir dans sa mise en œuvre actuelle ou future.
Dans le cas du Roi Salomon, c’est donc son positionnement de législateur, susceptible d’annuler la prise en compte du risque de transgression fondé sur une appréciation de sa maîtrise des situations, qui pose problème : « J’en aurai beaucoup, sans me laisser égarer ». Sous-entendu, puisque je sais que le risque du nombre d’épouses, c’est de se laisser égarer, alors je remplace la barrière législative par l’affirmation de mon contrôle de la tentation. Or, dès lors que l’humain pense pouvoir se dispenser de la protection mise en place par D-ieu, à travers la loi juive, c’est là qu’il est le plus en danger. Il devient l’arbitre de ses choix de comportements.
Sa compréhension est censée le dispenser de l’obéissance qui l’obligerait à reconnaître sa faiblesse potentielle.
Or, la justification est là justement pour donner du « Ta’am », du goût à la Mitsva, au commandement.
Lorsqu’elle est historique, la raison du commandement sert d’ancrage à l’acte et constitue sa base de signifiance.
Cependant, cette indication qui reste générale ne pourrait suffire à justifier l’ensemble des détails des commandements qui doivent être étudiés dans l’esprit de la loi fondamentale.
Ainsi, au-delà de la « raison », ce qu’il y a lieu de rechercher, c’est la sphère de signifiance de l’acte. Il n’y a pas d’actes magiques dans le judaïsme. Il y a des actes qui sont porteurs d’un message pour celui qui les accomplis et pour ceux qui l’entourent. Chaque acte a son sens. Plus on en a conscience, plus on rend nos actions porteuses de vie et de significations assumées. C’est dans le meilleur des cas, accomplir un commandement avec une attention qui est la prise de conscience, non seulement, de la mise en œuvre d’un geste voulu par D-ieu, mais également, d’un geste symbolique, qui exprime quelque chose sur nos valeurs et sur notre relation à D-ieu.
La Mitsva prend alors tout son « goût », parce que par l’étude et l’intention, on en a extrait la saveur et le parfum.
Or, plus qu’à d’autres, certainement, on est à une époque de recherche de sens de ce que l’on fait et de ce que l’on vit.
C’est pour cela que le développement de cette extraction du sens des gestes rituels est importante. Il est moins urgent d’en connaître la raison profonde que d’en connaître à travers le message émis, l’effet sur nous et sur le monde.
Dans la tradition juive, le geste pratiqué dans l’ignorance, dans la fadeur de l’action, garde toute sa pertinence.
Il serait faux de croire que sans significations, le rite n’est plus nécessaire. Car, en effet, comme le montrent les ouvrages et les études du Rabbin Jacky Milewski, le sens n’est pas extérieur aux rites. Il y est incrusté, imprégné, accroché de manière irréductible.
En arrêtant le geste, on se rend sourd et aveugle au message. Tant que le geste persiste, on est en mesure d’en retrouver la saveur et la signifiance. Si elle n’est pas perçue aujourd’hui, elle le sera demain ou après-demain. Sans le geste renforcé par l’habitude, on n’aura bientôt plus rien à transmettre à nos enfants.
Il nous faut savoir gré au Rabbin Jacky Milewski de mettre à notre disposition, tout un ensemble de concepts et d’idées qui viennent enrichir notre pratique la plus fine. Il nous reste à nous en servir.
La « Table est dressée » ; il nous faut nous délecter des mets qui ont été apprêtés pour nous, pour notre plus grand bonheur et pour nous permettre de transmettre à nos enfants et petits-enfants, un judaïsme vivant, car sans cesse enrichi de nos recherches.
