Histoires Bibliques
1/ Les juges : Hommes politiques ou prophètes ?
Octobre 2016
Pour réfléchir à la question qui nous sert de titre, il faut resituer la période des
« Choftim » littéralement des « Juges » qui s’étale sur près de 400 ans et se
situe entre la Conquête de Canaan par Josué et l’instauration de la royauté avec
Shaoul, puis David.
À la mort de Moïse, c’est Josué, disciple de Moïse qui est choisi par D-ieu pour
faire entrer le peuple juif dans la terre de Canaan, dans la terre promise autrefois
à Abraham. La Guerre de Conquête dure 7 ans, mais la conquête n’est pas achevée ;
des ilots d’idolâtrie sont parsemés dans le pays et provoqueront, comme nous le verrons, un ensemble de conflits entre les Hébreux et leurs voisins.
À la mort de Josué, il n’y a plus de pouvoir centralisé et unifié d’un point de vue politique. Chaque tribu vit dans une sorte d’autonomie, sur son territoire et avec ses dirigeants, les Princes de chaque famille. Tout au long du livre des Juges, revient comme une sorte de refrain : « En ce temps-là , en Israël, il n’y avait pas de roi », donc pas de pouvoir central et de force unificatrice en dehors du pouvoir religieux du Grand Prêtre.
Ceci durera près de 400 ans jusqu’à l’investiture du Roi Saül par le Prophète Samuel, dernier « Juge ». Pour mieux comprendre ce qui se passe pendant cette longue période de trouble et de désordre apparents, il nous faut étudier le Chapitre II du livre des Juges.
Ce chapitre commence par un réquisitoire de D-ieu contre Israël qui motive la suite de l’histoire :
« Un envoyé du Seigneur s’en vint de Ghilgal à Bo’him et dit de sa part : « Je vous avais fait monter d’Egypte et entrer dans le pays que j’avais promis par serment, à vos pères, et j’avais dit : « Je ne romprai jamais mon alliance avec vous. Mais, à votre tour, ne transigez pas avec les habitants de ce pays, détruisez leur autels ! » et vous n’avez pas écouté ma voix. Qu’avez-vous fait là ! Aussi, ai-je résolu de ne pas les chasser de devant vous et ils s’attacheront à vos flancs et leurs divinités seront pour vous un écueil ». » (Juges II, 1 à 3).
Si la prise de possession de la terre de Canaan n’a pas pu se faire à l’époque d’Abraham, c’est selon la formule de la Genèse : « La quatrième génération reviendra ici, parce qu’alors seulement, la perversité de l’Amoréen sera complète. » (Genèse XV, 16). En effet, la particularité de la terre d’Israël, c’est de réagir au niveau éthique du peuple qui l’habite. Elle devient une terre où coulent le lait et le miel, lorsque les habitants sont méritants, mais elle « vomit » ses habitants, lorsque ceux-ci se sont corrompus. Ainsi, la mission de Josué avec le peuple juif, lors de la conquête, consistait à éliminer l’idolâtrie et à la remplacer par le monothéisme. Or, en interrompant la conquête avant d’avoir terminé cette mission, le peuple juif remet en question sa propre libération et rompt, d’une certaine façon, le contrat qui le liait à D-ieu.
D’où la décision de D-ieu, lourde de conséquences, de ne pas déplacer les idolâtres et, d’une certaine façon, de les utiliser pour l’éducation du peuple d’Israël. En effet, l’arrêt de la conquête a été une erreur. Cet arrêt est dû à une certaine lassitude du peuple après sept années de bataille, même s’il apparaît clairement dans le livre de Josué qu’en réalité, c’est D-ieu, lui-même, qui opère cette conquête. Le peuple est pressé, après quarante années passées dans le désert, depuis la Sortie d’Egypte et les sept années de campagne militaire, de s’installer sur cette terre avec femmes et enfants pour profiter de la bénédiction divine. Mais, ce faisant, ils n’ont pas tenu compte des avertissements de D-ieu déjà inscrits dans le Sefer Tora, de se tenir éloignés de l’idolâtrie et des idolâtres. En laissant aux mains des cananéens, certaines villes sur le territoire même de la terre d’Israël ; ils ont sous-estimé le danger. En renforçant et en maintenant cette présence cananéenne, amoréenne et philistine, D-ieu va enseigner à Israël, la profondeur de sa Loi et son caractère absolu. Certes, l’expérience va être douloureuse pour Israël, mais elle doit avant tout, être instructrice pour l’époque et pour toutes les époques.
La réaction des Bnei Israël ne se fait pas attendre, face à cette annonce :
« Quand l’envoyé du Seigneur eût ainsi parlé à tous les enfants d’Israël, le peuple éclata en pleurs. On nomma cet endroit Bo’him et l’on y sacrifia à l’Éternel. » (Juges II, 4-5).
De même que la responsabilité est collective, la sanction est collective et la prise de conscience devra être collective. Tout ce passage constitue le décor de l’ensemble du livre des Juges.
C’est ce décor qui permet, par ailleurs, de comprendre ce qui va se passer après le premier chapitre qui constitue une transition entre le livre de Josué et le livre des Juges. Cette nouvelle époque, celle des Juges, comporte un certain nombre de distinctions vis-à -vis de la précédente :
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Il n’y a plus de chef unique et central en Israël, depuis la mort de Josué.
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Les guerres ne sont plus de conquête, mais de défense.
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Le rythme historique, au lieu d’être longitudinal, est cyclique.
Ce sont ces différents paramètres qui vont constituer des clés de lecture du récit :
« Josué, fils de Noun, serviteur de l’Éternel, mourut à l’âge de 110 ans. On l’ensevelit dans le territoire de sa possession à Timnat Hérès,
dans la montagne d’Ephraïm, au nord du Mont Gaach. Quand toute cette génération, à son tour, fut réunie à ses pères, une autre génération lui succéda qui ne connaissait pas l’Éternel, ni ce qu’il avait fait pour Israël. » (Juges II, 8 à 10).
Les racines de cette orientation vers l’idolâtrie résident dans la nature de la transmission du patrimoine historique et spirituel.
Avec la mort de Josué et de toute sa génération, ce sont les témoins oculaires de l’arrivée en Canaan et de la conquête, qui ont disparu.
Or, en l’absence de témoins directs, c’est la transmission entre générations qui doit prendre le relais pour assurer la pérennité de la relation à D-ieu. Tant que l’on est dans la période de conquête, on est en relation avec D-ieu. Celle-ci est alors dépendante des miracles et du vécu direct.
Avec le changement d’époque et l’arrêt de la guerre, on s’installe dans l’habitude et le miracle devient rare. Si la transmission n’est pas assurée de façon active, l’oubli s’installe.
Cela se produit à deux niveaux : spirituel et historique :
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Au niveau spirituel : Ils ne savent plus qui est D-ieu.
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Au niveau historique : Ils ne savent plus ce qu’a fait D-ieu pour Israël depuis la Sortie d’Egypte. C’est de l’histoire ancienne qui n’a plus, pour eux, d’impact sur l’actualité.
S’il y a, ici, échec dans la transmission, c’est parce que les partenaires de cette transmission ne se considèrent pas suffisamment, les uns, les autres, pour permettre cet échange d’informations et de traditions.
Le Ralbag[i] explique que les anciens de cette époque n’étaient pas des Sages dans le sens où ils n’étaient pas en mesure d’anticiper la nécessité de la transmission. Ils ne racontaient pas ce qu’ils avaient vécu et on ne les interrogeait pas sur les actes de l’Éternel. Pour qu’il y ait transmission,
il faut que le transmetteur estime le récepteur et qu’il soit estimé par lui. Mais, lorsque les anciens n’osent pas parler et lorsque les jeunes les considèrent comme des « vieux » qui n’ont rien à leur apprendre, ils ne les interrogent pas et la transmission devient impossible.
Les recommandations de la Tora sur le respect des parents et des personnes âgées ne sont pas entendues, ni mises en pratique et cela va favoriser, par la perte d’identité familiale, la chute progressive vers l’idolâtrie.
Cette avancée vers l’idolâtrie constitue la première partie du cycle de l’histoire des Juges. « Les enfants d’Israël firent ce qui déplaît à l’Éternel :
ils adorèrent les Bealim (Statues de Baal, l’une des divinités cananéennes). Abandonnant l’Éternel, D-ieu de leurs pères qui les avait tirés du pays d’Egypte, ils s’attachèrent à d’autres dieux, choisis parmi ceux des peuples d’alentour, se prosternèrent devant eux et irritèrent l’Éternel.
Ils abandonnèrent, ainsi, l’Éternel pour servir Baal et les Astaroth (pluriel d’Astartée, divinité féminine). » (Juges II, 11 à 13).
Le Malbim[ii], dans son Commentaire Chofet hachoftim, fait ressortir les différentes étapes de cette avancée dans l’idolâtrie :
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« Ils ont fait le mal aux yeux de D-ieu » : Le premier niveau de détachement, c’est la relativisation de la Loi et de la Tora. Ils commencent, en effet, à fauter vis-à -vis des commandements de la Tora. Ils délaissent les règles dans la mesure même où leurs connaissances spirituelles et intellectuelles de D-ieu sont émoussées.
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« Ils servirent des idoles » : L’abandon de D-ieu n’est pas direct ou brutal. On commence par « associer » à D-ieu, d’autres idoles. Ils ne nient, ni l’existence de D-ieu, ni sa protection, mais ils commencent à adorer d’autres divinités, à côté de D-ieu, avec D-ieu. On passe, ainsi, du monothéisme au polythéisme.
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« Ils abandonnèrent l’Éternel » : Progressivement, l’oubli de la spécificité de D-ieu et de ses interventions dans l’histoire d’Israël produit l’abandon de D-ieu par les juifs. Avec cet abandon de D-ieu, c’est la négation de l’histoire familiale qui est consommée. D-ieu n’est plus le D-ieu de leurs pères et dans ces conditions, il n’y a plus de raisons de ne pas se tourner vers les dieux des autres peuples, des autres nations.
Tout ceci est le résultat de l’interruption de la conquête et du maintien de la tentation idolâtre en terre d’Israël. Dès lors, c’est la deuxième phase qui va s’engager avec le retrait de la protection divine.
« Alors, la colère de l’Éternel s’alluma contre Israël ; il les abandonna aux déprédations de peuples pillards, les livra aux ennemis qui les entouraient et ils ne furent plus capables de leur tenir tête. Dans toutes leurs expéditions, la main de l’Éternel intervenait à leur désavantage, comme il l’avait annoncé, comme il le leur avait juré ; ils furent ainsi, réduits à la plus grande détresse. » (Juges II, 14-15).
De même, que la faute s’est déroulée en trois étapes, selon Malbim, la conséquence du retrait de D-ieu se fait en trois étapes :
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« Il les abandonna aux pillards » : D-ieu commence par laisser faire les hommes selon leur nature. Ainsi, il laisse les pillards piller. La première attaque se fait au niveau des biens et des richesses. Ceux qui se croyaient puissants par leurs richesses, leur niveau social, doivent comprendre que celui-ci vient en fait de D-ieu et non des idoles qu’ils servent.
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« Il les livra aux ennemis qui les entouraient » : En retirant sa protection, D-ieu permet aux ennemis d’Israël de réaliser leurs projets guerriers. Cependant, sans la protection divine : « Ils ne furent plus capables de leur tenir tête ». Jusqu’à présent, s’ils gagnaient les guerres, c’est parce que D-ieu était à leurs côtés et pas uniquement, grâce à leur force physique.
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« La main de l’Éternel intervenait à leur désavantage » : Jusqu’à présent, D-ieu n’intervenait pas directement contre eux. Il laissait les autres agir contre Israël. Maintenant, D-ieu soutient et appuie les ennemis d’Israël. La conséquence : « Ils furent réduits à la plus grande détresse ». C’est cette détresse qui va permettre un changement de situation par la prise de conscience de l’absence de D-ieu et donc, qui va permettre l’amorce d’un processus de Téchouva.
Ce processus est sous-entendu dans ce chapitre, mais apparaît clairement dans la suite du Livre des Juges.
Comme par exemples :
« Les enfants d’Israël ayant imploré le Seigneur, il leur suscita un sauveur. » (Juges III, 9).
« Alors, ils implorèrent l’Éternel, et il leur suscita un libérateur. » (Juges III, 15).
Le libérateur ne vient qu’en réponse à la concrétisation de la prise de conscience. C’est cette imploration que D-ieu attend, car elle est le signe de l’avancée de l’apprentissage de la vraie nature de la relation contractuelle entre Israël et le Créateur : « Alors, D-ieu suscita des Juges qui les délivrèrent de la main des prédateurs. » (Juges II, 16).
Le terme de « Chofet » désigne en Hébreu, non seulement, le Juge, celui qui exerce la magistrature, mais également, celui qui a un pouvoir qui gouverne. Certains de ces Juges rendaient effectivement la justice comme Déborah. Mais, ce n’est pas le cas pour tous. Le Juge, dans cette acception, est surtout un guide qui va jouer un rôle militaire direct ou indirect, puisqu’il s’agit de délivrer les Hébreux de la main des Cananéens. Mais, une fois la liberté retrouvée, son rôle politique peut s’interrompre. Par le « Chofet », D-ieu juge, en quelque sorte, Israël.
Après l’avoir jugé coupable d’idolâtrie et l’avoir abandonné, il le juge digne d’être sauvé.
D-ieu envoie à chaque fois, le personnage qui correspond à la nécessité du moment. Parfois, c’est un stratège, parfois, c’est un héros national ou encore le guide spirituel de sa génération. Cependant, le juge reste toujours le catalyseur du retour du peuple vers la croyance en D-ieu et la Tora. La dimension prophétique de ces juges réside dans le fait qu’ils sont envoyés par D-ieu. Il s’adresse à eux pour qu’ils prennent la tête du peuple juif, qu’ils soient le ferment de la révolte contre l’envahisseur. Ce n’est pas en tant que chef politique ou spirituel, qu’ils agissent, mais c’est sur réquisition divine, même lorsqu’ils ne se sentent pas à la hauteur, au début de cette entreprise. Ils viennent suppléer de manière ponctuelle,
le manque d’un pouvoir central protecteur et unificateur.
Cependant, cet effet de retour vers D-ieu n’est pas permanent et les juges n’ont d’influence sur le peuple que durant leur vie. Certains même pendant leur vie n’arrivent pas à délivrer totalement Israël de la main de leurs ennemis. « Mais, ils n’obéirent pas non plus à leurs juges : loin de là ; ils se prostituèrent à des dieux étrangers et se prosternèrent devant eux, promptement infidèles à la voie qu’avaient suivie leurs pères,
ils n’écoutèrent pas comme eux, les commandements du Seigneur. Quand l’Éternel leur suscitait des Juges, il assistait ceux-ci et délivrait les Israélites du pouvoir de leurs ennemis, tant que vivait le Juge ; car, l’Éternel se laissait fléchir par leurs gémissements que provoquaient leurs oppresseurs et leurs tyrans. Puis, le Juge mort, ils recommençaient à agir plus mal encore que leurs ancêtres en s’attachant à des dieux étrangers, en les servant et en se prosternant devant eux, en ne renonçant, enfin, ni à leurs méfaits, ni à leur conduite déréglée. » (Juges II, 17 à 19).
Ainsi, l’histoire devient cyclique, car après la mort du Juge, la rémission est terminée et tout le processus de chute vers l’idolâtrie repart, avant l’arrivée d’un nouveau Juge. Tout se passe, ainsi, pendant ces 400 ans, comme s’il s’agissait de l’apprentissage d’un jeune enfant pour marcher.
Il se lève et dès que qu’il se sent assuré, il se lance seul et retombe, car l’aventure ne vient que de commencer. Il en est de même pour les Hébreux qui ont du mal à apprendre à vivre avec D-ieu, lorsque le Créateur est moins « visible » que dans le désert ou lors de la conquête. Après avoir appris à vivre dans la tension de la Promesse, il faut apprendre à vivre la réalisation de la Promesse. Ce n’est pas la même relation à D-ieu et l’on ne peut transposer une relation liée à une situation dans une autre situation. De même, de nos jours, en Israël, il faut se construire autrement qu’aux temps du sionisme d’avant la Création de l’État d’Israël.
À l’époque des Juges, la distinction entre politique et prophète n’est pas tranchée. Seul, un chef politique inspiré peut diriger ou sauver le peuple juif de son oppresseur. La raison apparente est politique, alors que la raison profonde est religieuse. Le peuple n’est pas encore suffisamment aguerri pour ne pas risquer de sombrer dans l’idolâtrie du fait de l’influence forte à cette époque, de la tentation idolâtre. Elle matérialise la divinité et cela rassure, contrairement à l’abstraction. Elle rend magique le service en vue d’un retour de la divinité, alors que l’accomplissement des commandements ne peut rendre automatique, la réponse de D-ieu. L’immédiateté de l’idolâtrie pouvait de fait, séduire le peuple qui apprend une nouvelle manière de vivre avec D-ieu.
C’est l’apprentissage de la responsabilité. D-ieu s’efface pour laisser plus de place à la prise de relais de la conduite de l’histoire par l’homme.
Israël est, dorénavant, un Peuple. Il a une Loi et une terre. Il doit renforcer sa spiritualité pour remplir sa mission au sein des nations.
[i] Ralbag : Rabbi Lévy ben Guerchom ou Gersonide, commentateur biblique et philosophe du sud de la France (1288-1344)
[ii] Malbim : Rabbi Méïr Levouch ben Yehiel MichelWeiser, Rabbin et commentateur biblique russe (Ukraine, 1809-1879)
